La biographie suivante est issue de l'ouvrage «Le Dictionnaire du Rock» – coffret en trois volumes – publié sous la direction de Michka Assayas.(Collection Bouquins,© Editions Robert Laffont, 2000)
Tom WAITS
Ce musicien californien fortement marqué par les poètes beat, les romans policiers, le cinéma et le jazz, s’est fait connaître au milieu des années 70 dans un registre jazz-blues-cabaret, campant un personnage de bohème alcoolique et chantant «la vie vue à travers le fond d’une bouteille de mauvais scotch», comme aurait dit son ami Charles Bukowski dont il fut une sorte de pendant musical. Puis, rejetant la routine dans laquelle il commençait à s’enfermer, il a largué les amarres à partir de 1983 avec une série de disques d’une exceptionnelle inventivité musicale, à mi-chemin, si l’on veut, entre Captain Beefheart et la musique de cirque, qui comptent parmi ce que le rock américain a produit de plus singulier.
Né dans une famille de trois enfants, d’une mère professeur de sciences (et «très bigote») et d’un père professeur d’espagnol, Tom Waits a eu une enfance plutôt itinérante, qu’il qualifie néanmoins de «banale». Ses parents divorcent quand il a environ dix ans, et jusqu’à sa décision tardive de vivre de la musique il passera par une série de petits boulots - de pizzeria en laverie automatique —, et envisagera un temps d’embrasser une carrière dans la médecine ou de tenir un restaurant. Ses premières impressions musicales lui viennent des orchestres mariachis mexicains dont son père était un grand amateur, et il garde un souvenir «stupéfait» d’un concert de James Brown, le premier auquel il ait jamais assisté. Mais c’est surtout son goût pour le blues et le jazz qui va contribuer à forger son style et sa vision, combiné à une passion pour la littérature beat et plus partieuliérement pour Jack Kerouac, objet d’une véritable dévotion («A l’époque j’étais obsédé par Kerouac, dira-t-il en 1979. Et même si ça s’est un peu tassé aujourd’hui, il reste mon héros.») Autrement dit, un univers de références déjà un peu décalé au moment où il fait ses débuts, ce qui n’est pas très étonnant de la part de quelqu’un qui affirme avoir «dormi pendant les années 60».
Justement, vers la fin des années 60, il commence à «s’amuser avec l’écriture» et apprend la guitare et le piano, stimulé par les spectacles qu’il voit quotidiennement au club où il travaille comme videur. Parmi ses influences à cette époque : Ray Charles et Randy Newman, qui lui feront privilégier de plus en plus le piano, puis Lord Buckley et Lenny Bruce, deux comiques et satiristes dont les diatribes donnèrent quelques sueurs à l’Amérique conformiste des années 60. A ces derniers il empruntera, plutôt que la veine caustique, cet amour de l’improvisation verbale qui foisonnera autant dans ses disques des années 70 que dans ses interviews, souvent très drôles.
Monté à Los Angeles pour roder son répertoire, il participe à une sorte de tremplin d’amateurs au fameux Troubadour, le grand club folk local, et fait en 1971 la connaissance de Herb Cohen, alors manager de Frank Zappa et Tim Buckley, et cofondateur du label bien nommé Bizarre-Straight. Avec lui, Waits enregistre d’abord quelques maquettes dans un style folk-country vaguement mâtiné de Randy Newman, qui paraîtront (contre son gré) vingt ans plus tard sous le titre Early Years Vol. 1 & 2 (1991 et 1993). La plupart resurgiront dans des versions bien plus abouties avec ses deux premiers albums officiels, mais elles suffiront en tout cas à convaincre Cohen qui restera son manager tout au long des années 70. Aprés une série de concerts en première partie d’interprétes aussi divers que Frank Zappa, Charlie Rich, Martha & The Vandellas ou Jeny Jeff Walker, il enregistre Closing Time qui parait en 1973 chez Asylum, un label californien alors très orienté singer songwriter (auteur-compositeur-interprète), selon le goût du jour. Et c’est bien dans cette direction que le producteur Jerry Yester voulait tirer l’album, avec des arrangements de guitare sèche plutôt folk («Hope I Don’t Fall In Love With You», «Old Shoes»), tandis que le jazz fin de soirée de «Virginia Avenue» ou du lugubre «Lonely» reflète mieux le désir de Tom Waits, qui voulait pour sa part «de la contrebasse et de la trompette bouchée». Hésitant entre les deux options, le résultat paraît aujourd’hui un peu timoré au regard de la suite, mais ne manque pas d’un certain cachet naïf, notamment avec des compositions aussi pleines de charme que «Martha» ou «0l’55», qui seront reprises respectivement par son ami Tim Buckley et par ses voisins de label les Eagles — un groupe selon lui «aussi excitant que de regarder de la peinture en train de sécher».
Insatisfait du résultat, Tom Waits saisira l’occasion de travailler avec Bones Howe, récent producteur des très pop The Association et The Fifth Dimension, mais surtout grand amateur de jazz dont il a enregistré plusieurs disques à la fin des années 50 en tant qu’ingénieur du son. C’est ce goût commun qui scelle l’entente entre les deux hommes, et débouche sur une série d’albums où assurément on ne trouve plus rien susceptible d’être repris par les Eagles. A ce titre The Heart Of Saturday Night peut être considéré comme le premier à refléter véritablement la vision de Tom Waits, et demeure peut-être la meilleure introduction à sa première période, même si on peut encore parler d’album de transition. Varié, mélodieux, il n’a certes pas l’envergure épique de ses réalisations ultérieures avec Howe, mais il n’en a pas non plus le caractère unidimensionnel. La pochette et les klaxons de la chanson-titre en plantent d’emblée le décor nocturne et urbain, et les esquisses de chansons d’amour ont évolué vers une peinture pleine de néons et de pluie, de bars et de solitude, peuplée de gens qui veulent «effacer toute trace de la semaine» pour «chercher le coeur du samedi soir», et se retrouvent dans un bar à la fin de la nuit avec «au coin de l’oeil une larme de mélancolie». En écho à cette imagerie digne d’Edward Hopper, la musique ressemble à un fantasme d’Amérique un peu nostalgique, entre poésie d’inspiration beat sur fond de contrebasse très vive («Diamonds On My Windshield») et chansons qui ont la simplicité mélancolique d’un vieux chant de Noël («Shiver Me Timbers»), d’une de ces nursery rhymes (comptines) dont Waits est si friand et qui donneront cette coloration enfantine à toute une partie de son oeuvre.
A défaut de se vendre, The Heart 0f Saturday Night entraîne toute une petite mythologie dont Waits lui-même devient la première victime consentante. Vers cette époque, il s’installe au Tropicana Motel, un haut lieu de culte dans le monde du rock, qui est un peu à Los Angeles le pendant du fameux Chelsea Hotel de New York, et où ont séjourné notamment Jim Morrison et Iggy Pop. Là, mettant en pratique les paroles de «Fumbling With The Blues» («Les patrons de bar connaissent tous mon nom / Ils me ramassent quand je m’écroule au bout de la nuit»), il mène la vie d’un alcoolique notoire et devient le centre d’un petit cercle de fêtards noctambules parmi lesquels Rickie Lee Jones, une jeune sauvageonne en fugue qui va devenir sa petite amie. «Quand je me suis installé au Tropicana c’était moins de 10 dollars la nuit, mais c’est vite devenu une sorte de scène de théâtre, les gens venaient me chercher au milieu de la nuit. Je voulais vraiment m’y perdre, alors je l’ai fait. Quand ils ont repeint la piscine en noir, là je me suis dit que ça allait trop loin.»
Sur cette «scène de théâtre», Tom Waits va peaufiner ce personnage de bohème-poète-alcoolo dont l’image figée lui collera aux basques tout au long des années 70, et qui trouvera son expression ultime avec Nighthawks At The Diner (1975), un simili-live de jazz-cabaret enfumé, entrecoupé de logorrhées rappelant Lenny Bruce et Lord Bucklcy, et pour tout dire un peu complaisantes. Bien plus convaincant sera l’album qui le révélera, Small Change (1976), pour lequel Howe engage un trio de jazzmen comprenant le batteur Shelly Manne, une sommité du jazz West Coast. Bien arrimé désormais à son monde de pochtrons philosophes, de «putes-au-grand-coeur», de ratés et de tarés en tous genres, Waits y révèle un talent d’écriture qui le sauve souvent (mais pas toujours) des clichés inhérents au genre, par une façon de ne jamais se prendre au sérieux, par une attention apportée aux petits détails qui rend particulièrement vivants ses personnages. Bones Howe a déclaré : «Ce qui s’est passé, c’est qu’on a discuté de cinéma, de musiques de films, et on s’est éloigné de plus en plus de l’idée de chansons.» Small Change contient deux chansons parmi les plus caractéristiques de ces années-là, «The Piano Has Been Drinking» («Le piano a bu») et «Bad Liver And A Broken Heart» («Un mauvais foie et un coeur brisé»), dont les titres se passent de commentaires, mais aussi des ballades émouvantes soulignées de discrets arrangements de cordes comme «Tom Traubert’s Blues» et la très belle «Invitation To The Blues» qui avec la chanson-titre sera utilisée par Nicolas Roeg pour son film Bad Timing.
Dans la même veine et de la même qualité — c’est-à-dire parfois un peu assommants sur la longueur suais rehaussés chacun de quatre où cinq grandes chansons —, suivront Foreign Affairs (1977), Blue Valentine (1978) et Heartattack And Vine (1980). Le deuxième est particulièrement remarquable pour sa version orchestrale de «Somewhere», une chanson écrite par Leonard Bernstein pour la comédie musicale West Side Story, le troisième pour ces deux chefs-d’oeuvre que sont «On The Nickel» et «Ruby’s Arms», et pour l’irruption nouvelle de blues pleins de guitare électrique mordante, évocateurs de Howlin’ Wolf ou Muddy Waters. (Préfigurant la seconde partie de sa discographie, Waits déclarait en 1979 : «J’ai en tête l’idée d’essayer quelque chose d’un peu plus agressif. Je crois que ma voix est prête pour ça maintenant. Je suis prêt pour hurler... Oui, j’ai vraiment envie de hurler.») Quant à Foreign Affairs, outre les classiques «Potter’s Field» et «Burma Shave», il contient le duo avec Bette Midler «I Never Talk To Strangers», point de départ involontaire d’une série d’événements qui contribueront à infléchir drastiquement le cours de sa carrière.
A la parution de Heartattack And Vine, deux ans après la fin du punk, l’opinion générale est que Tom Waits est bien gentil, sacrément talentueux, certes, mais que son filon commence à s’épuiser. Lui-même, dont l’imperméabilité aux modes ne l’empêche pas d’afficher son enthousiasme pour des nouveaux venus comme Elvis Costello, Graham Parker ou Ian Dury, a la sensation de se trouver dans une impasse. Ce passionné de Fellini et de Kurosawa ne peut pas se contenter d’évoluer dans un univers aussi étroit et balisé. Deux ans auparavant, il a déjà eu l’occasion d’élargir son horizon au cinéma, jouant avec Sylvester Stallone dans Paradise Alley et composant la chanson-titre du film On The Nickel. Ses liens avec le cinéma se resserreront quand Francis Ford Coppola, séduit par son duo avec Bette Midler, fera appel à lui pour la musique de One From The Heart, (Coup de coeur) en 1982, un album plein de savoureux duos avec la chanteuse de country Crystal Gayle, qui reste d’ailleurs un des plus réussis de sa première pèriode. C’est également au studio Zoetrope de Coppola que Tom Waits rencontrera Kathleen Brennan qui deviendra sa femme en 1981. Ce mariage lui donnera une nouvelle stabilité dans sa vie personnelle, et du même coup l’impulsion nécessaire pour partir à l’aventure musicale.
Vers 1981-1982, Tom Waits commence à écrire une série de chansons sous l’influence de Harry Partch (1901-1974), un compositeur qui est un peu le Facteur Cheval de l’avant-garde américaine. Non content de substituer â la gamme traditionnelle sa propre gamme de quarante-trois tons, Partch inventa et construisit lui-même les instruments pour la jouer, le plus souvent à partir de matériaux trouvés dans les poubelles (puisqu’il fut longtemps à la rue), leur donnant des noms poétiques eooune Quadrangularis Reversum, Marimba Eroica, Cloud Chamber Bowls. Tom Waits a découvert sa musique grâce à son copain Francis Thumm, ancien joueur de «chromelodeon» dans le petit ensemble de Partch, qui deviendra à son tour un de ses musiciens réguliers. A sa manière typique, Waits explique sa dette : «Harry Partch a démonté et reconstruit sa propre version de la musique, redéfini son concept même et ses buts, mais j’aime surtout les sons qu’il produit. Vous savez, je n’aime pas les lignes droites ; le problème, c’est que la plupart des instruments sont carrés, et la musique est toujours ronde.»
Les bandes enregistrées sous ces nouveaux auspices étant promptement refusées par sa maison de disques, il signe avec Island, se sépare de Herb Cohen et de Bones Howe, quitte Los Angeles, et c’est un tout nouveau Tom Waits qui réémerge en 1983 avec l’extraordinaire Swordfishtrombones, un album à la hauteur onirique de son titre, en rupture totale avec ce qui avait précédé — et pas seulement dans sa propre discographie. Au jazz s’est substitué un kaléidoscope de bricolages sonores, les longues narrations ont laissé place à de petites vignettes expressionnistes, les traditionnels guitare-basse-batterie-piano sont augmentés de percussions bizarres, marimbas, trombone, cornemuse, accordéon, harmonium, et dès les premières mesures d’«Underground» («Il y a une grande ville sombre / Un endroit que j’ai découvert / Il y a un monde qui s’agite sous terre / Ils sont vivants ils sont éveillés / Pendant que le reste du monde dort»), on sait qu’on pénètre dans un monde à part. Avec ses allures de sombre féerie, de fête foraine abandonnée, c’est peu dire que Swordfishtrombones ne ressemble à rien de connu dans le rock. Mais l’inspiration enfantine de Waits, son approche autodidacte des instruments, l’empêchent constamment de se réduire à un simple exercice d’originalité. D’autant que son écriture s’est encore aiguisée, a gagné en profondeur et en simplicité, comme en témoigne par exemple, dans un style proche de ses chansons d’avant, le très beau «Soldier’s Things».
Swordfishtrombones est le premier volet d’une trilogie à l’unité de style et d’ambiance évidente, qui se poursuivra par Rain Dogs (1985) et s’achèvera avec Frank’s Wild Years (1987), une comédie musicale coécrite avec sa femme et développée à partir de la chanson du même titre (présente dans Swordfishtrombones), très caractéristique de sa nouvelle manière. Cette dernière racontait l’histoire d’un citoyen bien tranquille, heureux propriétaire de tous les biens de consommation américains modernes, et qui mettait soudain le feu à sa maison sous le prétexte qu’il «n’avait jamais supporté son chien», un «chihuahua atteint d’une sorte de maladie de peau, et totalement aveugle» : le sens du détail, toujours. Musicalement, ces deux disques renouvellent et prolongent l’exploit de Swordfishtrombones, ajoutant à son éventail déjà varié rumbas, tangos, polkas, éclats de free-jazz, tandis que le guitariste Marc Ribot fait sa premiêre apparition dans Rain Dogs, et que Keith Richards vient sur «Union Square» dispenser ses immuables riffs, dont la rigidité très «rock’n’roll» paraît singulièrement incongrue dans ce petit cirque où l’on croise plus souvent les ombres de Nino Rota ou de Kurt Weill. Accessoirement, Tom Waits y livre avec «Time», «Hang Down Your Head» et «Innocent When You Dream» trois de ses plus belles chansons.
Parallèlement à cette métamorphose artistique, il s’investit de plus en plus dans le cinéma, apparaissant notamment dans The Outsider (1983) et Cotton Club (1984) de Francis Ford Coppola, dans Candy Mountain (1987) de Robert Frank, et surtout auteur d’une prestation très remarquée dans le Down By Law (1986) de Jim Jarmusch, réalisateur pour lequel il écrira également la musique de Night On Earth en 1992. La même année, il retourne en studio pour la première fois depuis cinq ans (entre-temps il y avait eu le live Big Time en 1988), et en ressort avec un nouveau chef-d’oeuvre, Bone Machine, qui puise son inspiration dans l’imagerie biblique et plus précisément dans l’Apocalypse, au détour d’un «The Earth Died Screaming» dont le titre résume l’ambiance très sombre de l’ensemble, ou d’un blues-gospel décharné («Jesus Gonna Be Here») qui évoque assez bien la collision entre Blind Lemon Jefferson et un groupe de musique industrielle. Le tout dans un univers de percussions, de cris, de sons primitifs, auquel l’ingénieur du son Tchad Blake contribue beaucoup à donner son aspect organique, presque physique. Après l’enregistrement Waits aura d’ailleurs les mains en sang à force de taper comme un dératé sur ses caisses de métal, et déclarera : «Pour moi, une chanson ça se crache, ça se vomit. C’est comme ça que font les enfants.»
Plus proche de l’esprit de sa trilogie des années 80 paraîtra encore The Black Rider (1993), une autre grande réussite d’inspiration germano-slave cette fois, écrite d’après une ancienne légende faustienne, et créée en collaboration avec le metteur en scène Bob Wilson et l’écrivain William Burroughs, une de ses vieilles idoles beat. Perdue au milieu de cette fantasmagorie de scies musicales, d’accordéons et de danses russes, une simple ballade au piano dans son ancien style («November») permet de mesurer le chemin parcouru depuis Closing Time — ce vieux disque à côté duquel ses réalisations récentes paraissent d’une insolente jeunesse. «Je ne veux pas grandir» chantait justement Tom Waits dans Bone Machine, livrant une des clés d’une oeuvre paradoxale, aussi furieusement expérimentale qu’elle reste accessible (et couronnée d’un certain succès), à la fois très influente et trop singulière pour avoir une véritable descendance. Quant à la descendance que lui-même compte y donner, bien malin qui pourrait deviner quel genre de disque il va maintenant sortir de son chapeau. Avec Mule Variations, publié au printemps 1999 par le label indépendant Epitaph, Tom Waits a rassuré en faisant le grand retour qu’on attendait de lui.